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1844 : Flora Tristan descend le Rhône

Flora Tristan, née en 1793 autodidacte, féministe, adepte de Rousseau et surtout du socialisme utopique, d’un tempérament très émotif et excessif, entreprend en 1843 après une vie conjugale extrêmement difficile, un tour de France pour contribuer à éveiller la conscience ouvrière au socialisme, et pousser les élites économique à s’intéresser à la question sociale comme on disait alors. Le journal de ce voyage, interrompu par sa mort à Bordeaux en novembre 1844, sera publié à la fin du siècle sous le titre : « Le Tour de France : État actuel de la classe ouvrière sous l’aspect moral, intellectuel matériel - Flora Tristan ». À Lyon, elle prend le coche d’eau pour descendre le Rhône jusqu’à sa prochaine escale Avignon. Toute à l’exaltation de ses rencontres ouvrières avec les canuts lyonnais, elle reste cloîtrée dans sa cabine et ne voit rien ou presque du paysage. De même, son séjour à Avignon, où elle rencontre les milieux ouvriers et patronaux est constamment marqué par la comparaison avec son séjour à Lyon. Place à Flora Tristan : Juillet 1844.

« À 2 heures, la petite vint m’éveiller, elle ne s’était pas couchée afin de veiller là pour m’éveiller à temps. Je me levai, fis mes malles, et elle et Mme Crimaud, et les deux maris, vinrent m’accompagner au bateau qui partait à 3 heures. Il tombait de l’eau à seau. Plongée dans mon état surhumain je traversai la ville sans m’apercevoir de rien. Je ne me rappelle que le serrement de mains convulsif de cette chère enfant qui me dit, la voix pleine de larmes : Oh ! mère, partez tranquille, votre esprit reste en moi. - Ils se retirèrent tous quatre et je restai plongée dans une douleur affreuse ! - Cette fois je pleurais de douleur d’être obligée de m’éloigner de mes frères de Lyon ! Mon Dieux, que je les aimais ! [NDLR F. Tristan écrit toujours Dieux au pluriel, sauf quand elle fait parler un autre, car elle veut marquer son éloignement d’avec le Dieu unique des chrétiens]- Je sentis que je ne retrouverai pas une seconde ville comme cela. Et une tristesse profonde vint me serrer le cœur. Pour combattre cette douleur, je ne trouvai d’autre moyen que de me replonger de nouveau dans l’amour mille fois heureux que j’avais éprouvé la veille. - Et me couchant sur le grand divan du bateau, je restai là toute la journée dans une somnolence pleine de volupté.

Je ne montai pas une seule fois sur le pont. J’entendais les voyageurs s’extasier sur la beauté des hautes montagnes qui bordent le Rhône - les nuages qui les couronnent - toutes ces acclamations ne me donnèrent pas même le désir d’ouvrir les yeux - moi si vive, si active, ne pouvant rester en place lorsque je suis sur un bateau, eh bien ! Telle était l’activité de mon amour, de ce grand amour humanitaire qui embrassait à la fois mon cœur, mon âme, mon intelligence, mon esprit, et jusqu’à mes sens [NDLR Flora Tristan venait de passer quelques jours exaltants à Lyon avec les Canuts dont elle partageait les idées socialistes et révolutionnaires]- Que je restai là, étendue 12 heures sans bouger de place ! - Oh ! ce que j’ai vécu pendant ces 12 heures ! - Dieux et moi, seuls pouvons le comprendre. - Merci, merci mille fois, mes frères de Lyon pour ces 12 siècles de vie que vous m’avez donnés en 12 heures ! - Je vous suis redevable jusqu’à l’éternité pour toute la jouissance, tout le bonheur, toute la volupté que vous m’avez procurés. - Cet état d’amour fut si grand, si profond, que pendant les 2 premiers jours de mon séjour ici je ne vis rien. - Mon corps était à Avignon, mais mon esprit vivait encore à Lyon. Oh ! Quelle heureuse journée que le 7 juillet ! - J’ai là un trésor où je puiserai dans mes jours de tristesse.

Merci, chers frères ! Merci ! - Je vous aime ! - Je vis en vous, je vis pour vous. Adieux ville de Lyon - adieux.Il faut que cette ville devienne pour moi sacrée, je me l’interdis je prends, ici ! l’engagement avec moi-même que je n’y retournerai pas à moins que ce soit pour poser la première pierre du Palais de l’Union ouvrière ou pour organiser le gouvernement provisoire. - Autrement jamais je n’y mettrai le pied. J’en prends l’engagement. »

François-Marie Legœuil