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1839 : Victor Hugo, promenade nocturne du 26 septembre

Le 26 septembre 1839 à 18 heures, Victor Hugo ayant trouvé un hôtel, fait une promenade nocturne dans Avignon :

« La lune était dans son plein, quelques étoiles éclatantes piquaient çà et là le bleu du ciel, la brise était chaude. Il y a déjà dans les nuits d’Avignon un souffle du ciel de Grèce et d’Italie. On sent, à ce courant d’air charmant, que la porte de l’orient est là, tout près, entre-bâillée.
Je marchais le long du quai du Rhône sous les sombres remparts d’Innocent IV. J’avais devant moi ce pont d’Avignon que chantent les rondes joyeuses des petites filles, ce vieux pont Bénézet, rompu, tombé, écroulé malgré le saint qui l’a fondé, malgré la chapelle qu’il porte encore au milieu du Rhône.
Les quatre grandes arches se dressaient sur la lune comme une découpure noire avec des silhouettes d’herbes et de ronces à leur sommet. Celle de ces quatre arches qui touche au rivage passe sur la route et la couvre de sa vaste archivolte.
C’est sous cette voûte, dont je regardais les profondes lézardes, que la voiture du maréchal Brune fut arrêtée, en 1815, au moment où il sortait d’Avignon. Quelques misérables saisirent les chevaux à la bride et leur firent rebrousser chemin. Après avoir fait quelques pas hors de l’arche avec cette hideuse populace à la tête de ses chevaux, le maréchal put lire sur la devanture d’une maison du quai cette légende écrite au-dessous d’une madone où elle est encore : Notre-Dame de la Garde, priez pour nous. 7 septembre 1812.
Ils forcèrent le maréchal à rentrer dans la ville par la vieille porte-forteresse qui fait face au pont de bois.
Il y avait là, à droite, dans une petite place, une auberge, l’hôtel du Palais-Royal, qui existe encore. Le maréchal s’y réfugia. C’est là qu’il fut assailli. C’est là qu’il refusa de s’enfuir. C’est là que Pointu, Farge et Mallaine l’égorgèrent. C’est de cette auberge qu’on tira son cadavre pour le lier à la queue d’un cheval et l’aller jeter dans le Rhône.
Je me suis promené jusqu’à minuit sur cette place sinistre. L’hôtel du Palais- Royal occupe un des côtés. Cinq beaux micocouliers, qui ont vu le crime, donnent leur ombre à ce pavé, deux à gauche, trois à droite.
Près de l’auberge, au fond, au delà des trois arbres, on voit la façade noire, coquette et maniérée d’un édifice du dix-huitième siècle. Les baies contournées de cette façade sont aujourd’hui murées et dénaturées. Dans un encadrement en guirlandes qui est au-dessus de la porte, j’ai aperçu quelques traces d’une inscription effacée, J’ai déchiffré, non sans peine : Salle des spectacles. Plus bas, à l’angle du mur au delà duquel s’enfonce une rue, il y a cet écriteau : Place de la Comédie.
Au reste, 1815 ne faisait que répéter 93. En 1815, Pointu traînait au Rhône le corps du maréchal Brune ; en 93, Jourdan traînait au Rhône un autre cadavre plus illustre encore. C’était celui de Jacques d’Ossa, de Cahors, pape sous le nom de Jean XXII, qui, après avoir dormi quatre cent cinquante-neuf ans sous la voûte byzantine de Notre-Dame des Doms, venait d’être brusquement réveillé dans son tombeau. Quelques déchireurs de bateaux, ivres de gros vin et de passions sauvages, jetèrent en riant dans le fleuve ce pape redoutable qui avait canonisé saint-Thomas d’Aquin, amnistié Nicolas V, antipape, et excommunié Louis de Bavière, empereur.
Qu’on ne s’y méprenne pas, il n’y a dans les villes comme Nîmes et Avignon ni jacobins, ni royalistes, ni catholiques, ni huguenots ; il y a des massacres périodiques, comme il y a des fièvres. À Paris on querelle, à Avignon on extermine. Pointu et Jourdan, ce ne sont pas deux hommes, c’est le même homme à deux époques différentes ; c’est le bas peuple avignonnais en temps de révolution.
Il y a tout un travail d’enseignement et de moralisation à faire sur cette malheureuse populace. Ici encore, il faut plaindre peut-être plus que blâmer. La nature et le climat sont complices de toutes les choses monstrueuses que font ces hommes. Quand le soleil du midi frappe sur une idée violente contenue dans des têtes faibles, il en fait sortir des crimes. »

Vous pouvez trouver ce texte sur le Site de la bibliothèque Nationale -Gallica, pages 73,74, 75 :