Même dans les plus petites églises de village, de très nombreux tableaux ont été nettoyés et restaurés ces dernières années et sont désormais offerts à notre regard souvent admiratif. Attardez-vous devant eux : ce sont de véritables bibliothèques inépuisables racontant de façon toujours différente ces merveilleuses histoires bibliques ou historiques qui ont bercé notre jeunesse et constituent tout un pan de notre patrimoine culturel. Ils remplissent ainsi la mission d’enseignement et de transmission voulue par leurs commanditaires et leurs peintres et constituent un témoignage irremplaçable du regard que leurs contemporains jetaient sur le monde qui les environnait.
Tel était le cours de mes pensées devant ce grand tableau que je contemplais dans le chœur de l’église Saint-Florent d’Orange :
Daté de la fin du XVIIe siècle ou du début du XVIIIe, il représente saint François d’Assise assis dans un Ciel de petits nuages blancs et d’angelots ailés. Il est vêtu de sa célèbre robe de bure brune, ceinturée de la cordelière aux trois nœuds symbolisant les trois vœux des frères mineurs selon la règle de saint François : « vivre dans l’obéissance, dans la chasteté et sans aucun bien qui leur appartienne… » Un rosaire y est attaché, terminé par une croix surmontée d’une petite tête de mort rappelant, non seulement les « fins dernières » « Tu es poussière et tu retourneras à la poussière » mais rappelant aussi notre premier ancêtre Adam dont la faute originelle a été rachetée par le Christ nouvel Adam :
Et bien entendu, il est pieds nus dans ses sandales de cuir, toujours selon la règle de pauvreté. Un angelot lui présente un livre ouvert, déchiffré grâce au zoom de mon appareil photo :
« Et quicumque hanc regulam secuti fuerint, pax super illos... » ce texte est tiré de la Lettre aux Galates de saint Paul (Gal. 6 – 16) : « Paix et miséricorde sur tous ceux qui suivront cette règle ». Dans la liturgie classique, on lit la lettre aux Galates – et donc cet extrait - le 17 septembre « jour de la fête de l’impression des stigmates sacrés dans le corps de Saint-François. »
Et justement, saint François donne de sa main droite la cordelière et la bure à deux personnages agenouillés : saint Louis roi de France et saint Elzéar de Sabran. Saint Louis est revêtu de la robe royale bleue, semée des lys de France, à ses pieds un sceptre et sans doute une main de justice :
À partir du XVe siècle, ce roi passa pour avoir été tertiaire de Saint-François, c’est-à-dire un laïc ayant décidé de vivre selon la règle des franciscains. Les études qui viennent de sortir sur le sujet estiment qu’il n’en est probablement rien. Il semble que cette légende vient du fait qu’à Tunis où il mourut en croisade en 1270, il se fit transporter en signe de pénitence sur un lit de cendres pour recevoir les derniers sacrements.
Elzéart de Sabran, baron d’Ansouis (en Vaucluse) naquit 15 ans après la mort de saint Louis :
À 14 ans il épousa Delphine de Signes qui en avait 16. Le jour de leurs noces, ils firent le vœu de vivre tous les deux côte à côte, mais chastement et rejoignirent le jour même le tiers ordre franciscain. Ce qui n’empêcha pas Elzéar de devenir régent du Royaume de Naples pour le compte des rois d’Aragon, de guerroyer et d’être ambassadeur à Paris où il mourut. Témoigne de cette vie quasi princière l’épée à ses pieds et de son mariage blanc les lys symboles de pureté, croisés avec l’épée reposant sur un mouchoir joliment froissé et immaculé également symbole de pureté. Il fut canonisé en 1369.
Quant à Delphine son épouse, elle fut béatifiée pour sa vie exemplaire. Devenue veuve, elle quitta la Cour aragonaise de Naples, pratiqua à Apt « les exercices de mendicité publique » si excessifs qu’ils scandalisèrent la ville ; elle s’enferma alors un an dans un « reclusoir » et finit sa vie dans des pénitences extrêmes que son entourage jugea extravagantes, ce qui explique peut-être que malgré de solides appuis princiers, elle ne fut jamais canonisée, mais simplement béatifiée… Certains historiens estiment que son séjour chez les béguines et le fait d’avoir un confesseur béguin à une époque où les errements doctrinaux des béguins et béguines venaient d’être condamnés par le Pape avignonnais Jean XXII suffisent à expliquer l’interruption de son procès en canonisation...
Mais à l’église d’Ansouis, berceau des Sabran, elle est toutefois vénérée à l’instar de son mari comme en témoignent les deux reliquaires :
En tout état de cause, n’étant pas canonisée elle n’avait pas à figurer sur le tableau de Saint-Florent.
Dans l’angle gauche en bas de la toile, figurent les « conformités » l’emblème franciscain : Deux bras croisés, sur la croix, le bras droit nu – celui du Christ, et le bras gauche de François revêtu d’une manche de bure, la main du Christ percée par le clou du supplice, celle de François percée du stigmate du clou...
Cet emblème des « conformités » manifeste la volonté du franciscain – aussi appelé cordelier ou frère mineur - de vivre en conformité avec le crucifié.
On peut ajouter qu’à Orange, au XVIIe siècle, on n’était pas encore en France, pour cela il fallait traverser le Rhône ou remonter un peu vers le nord dans la partie du Dauphiné qui est aujourd’hui la Drôme. La principauté d’Orange ne fut annexée qu’en 1713 par Louis XIV lors du Traité d’Utrecht. Mais même si le tableau semble avoir été peint avant cette date, le fait de voir saint Louis, un roi de France orner le chœur d’une église d’Orange, n’était pas anormal : ce roi figurait alors dans beaucoup d’églises franciscaines italiennes et notamment à Assise même et à Florence peint par Giotto dans la chapelle des Bardi ainsi qu’à Rome à Saint-Louis-des-Français. Quant à Elzéar, c’était une gloire religieuse du Comtat Vénessain des Papes, aujourd’hui Vaucluse...
En conclusion, on peut souligner que pour les Franciscains suspendre un tel tableau dans le choeur de leur église de centre-ville, c’était souligner pour l’ensemble des fidèles qui venaient à leurs offices et leurs prédications que la mystique ou la simple piété de ces pauvres mendiants frères mineurs atteignait les sommets de la société, rois et princes eux-mêmes. Mais l’histoire ne s’arrête pas là...
Où l’on va suivre la cordelière vers d’autres horizons :
On pourrait penser que l’on a fait le tour de ce tableau : pas du tout ! Il y a encore quelques bouts de laine, ou plutôt un bout de cordelière à tirer qui va nous emmener vers d’autres rivages…
Car c’est bien la cordelière franciscaine qui est le lien entre les trois personnages : deux l’ont portée et le troisième – le roi saint Louis - est supposé l’avoir portée... l’avenir prestigieux de la cordelière repose précisément sur celui qui est simplement supposé l’avoir portée, le roi saint Louis...
Un manuscrit de l’époque de saint Louis le montre à son sacre portant une robe semblable à celles des Franciscains :
Mais une récente étude propose que l’enluminure aurait été repeinte deux siècles plus tard, fin du XVe précisément à l’époque où se diffuse le récit du roi franciscain.
À la même époque saint Louis d’Anjou (1274 1297), fils de Charles II duc d’Anjou et roi de Naples et petit-neveu de saint Louis, devient prêtre, franciscain et évêque de Toulouse. Décédé à 23 ans, sa réputation est telle qu’il sera canonisé seulement 20 ans après en 1317. La renommée de ces rois, princes, seigneurs franciscains ou proches d’eux, entraînèrent un véritable engouement pour les frères mineurs et leur cordelière dans la haute noblesse et jusque dans les maisons princières du royaume.
C’est dans ce climat, qu’Anne duchesse de Bretagne, deux fois reines de France avec ses époux successifs Charles VIII et Louis XII et en outre mère de la reine Claude, l’épouse de François 1er, adopte cette cordelière dans son emblématique. La cordelière devient alors un cordon de soie blanche qui entoure son blason, mais les nœuds franciscains de « plein poing » (terme technique des marins), sont remplacés par des « lacs d’amour » (du mot lacet c’est-à-dire cordon, et lac se prononce alors « la »...) Voici le blason d’Anne en clé de voute de sa cathédrale de Nantes :
La rugueuse et sévère cordelière de chanvre, objet vestimentaire symbolique des trois vœux franciscains est devenue un simple objet de décoration : un cordon de coûteuse soie blanche artistiquement et délicatement entrelacé.
À cette époque, la mode était de créer des Ordres de chevalerie, cela durera deux siècles.
En 1348, Édouard III au siège de Calais fonde l’Ordre de la Jarretière « honi soit qui mal y pense... » suivi en 1351 par le roi Jean Le Bon et son Ordre de l’Étoile, en 1352 par Louis de Tarente roi de Naples avec l’« Ordre du Saint-Esprit au Droit Désir ou du Nœud » ; puis en 1430 Philippe le Bon duc de Bourgogne, lance sa fameuse Toison d’Or, le Bon Roi René, duc d’Anjou suivit avec l’Ordre du Croissant en 1448, et Louis XI avec l’Ordre de Saint Michel en 1469… Le cordon des colliers de tous ces ordres – à part celui de la Jarretière, dont le cordon était tout trouvé ! - rappellent peu ou prou la célèbre cordelière franciscaine.
En 1498 , la reine Anne innove avec un ordre réservé aux Dames, bien entendu de qualité et dévotes et tout simplement dénommé « L’Ordre de la Cordelière », dont le cordon blanc, noir pour les veuves, n’avait plus qu’un lointain rapport avec la fameuse cordelière de saint François. La devise de cet ordre, un de ces jeux de mots dont l’époque était friande : « J’ay le corps délié, » car il se prononce comme le mot Cordelière. Je retrouve ce jeu de mot encore en 1898 dans le traité d’« Iconographie Chrétienne » de Mgr Barbier de Montault, Prélat de sa Sainteté à la page 287 :« La veuve reprend son écusson de jeune fille, qui est un losange et l’entoure d’une cordelière, parce que son corps est délié désormais. »
La reine Anne en donna le collier à ses dames d’honneur, les exhortant à vivre saintement :
« Chacun sçait comme la Cordelière s’est rendue depuis commune & que les veuves la mettent à l’entour de leur blason » rappelle Moreri au XVIIe siècle dans son Grand dictionnaire historique.
Louise de Savoie, la mère de François 1er suit la mode en prenant la fameuse cordelière franciscaine devenue la cordelière aux « Lacs d’Amour » en lui donnant le nom de « Noeuds de Savoie. »
Et bien entendu, elle fut suivie par son fils François 1er qui en fit un élément de la décoration de son château de Chambord comme viennent de le montrer Thibaud Fourrier et François Parot du CESR de Tours (Centre d’études supérieures de la Renaissance) dans leur superbe livre tout juste édité : « Chambord : Un livre de pierre. » Voici les Armes de Louise au château de Chambord :
François 1er reprit à son tour le double emblème, corde à grains et lacs d’amour, notamment en modifiant le collier de l’ordre de Saint-Michel dès 1516 : les aiguillettes d’origine furent alors remplacées par une corde faite de nœuds en forme de 8 :
En 2003, je visitais pour la première fois l’extraordinaire monastère de Brou en Bourgogne, tombeau de Philibert de Savoie et son épouse Marguerite de Bourgogne, et j’y découvris les « nœuds de Savoie » ou « lacs d’amour » en forme de 8 couché, avec la devise latine (« il porte »), autour du tombeau de Philibert, sur le tympan du portail ouest et sur des vitraux :
Ce motif sur ce tombeau m’avait alors beaucoup intrigué, puis je l’ai retrouvé en héraldique, ce qui m’entraîna dans des flâneries visuelles longues, passionnantes, mais très épisodiques jusqu’à ce que je rencontre à nouveau la cordelière pendant le second confinement sur notre tableau de Saint-Florent à Orange… La vie d’un Flâneur est pleine de rebondissements divertissants...
Je vous l’ai dit en introduction, la visite des églises, même les plus petites et les plus perdues, est toujours intéressante et souvent même fascinante... si vous m’avez suivi jusqu’ici, c’est que vous le pensez…
François-Marie Legœuil, 29 novembre 2021
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