Carpentras : original ou copie ?
Une enquête rebondissante… et réjouissante...
En 1750, Monseigneur d’Inguimbert, évêque de Carpentras entreprend – à ses frais - la construction de l’Hôtel Dieu dont la splendeur fait encore aujourd’hui la gloire de la ville :
Rappelons qu’avant la Révolution, l’Archevêché d’Avignon chapeautait des évêchés à Carpentras, Cavaillon, Orange, Vaison-la-Romaine et Apt.
Notre évêque meurt trois ans plus tard, en léguant à l’Hôpital sa bibliothèque réputée dans toute la Provence ainsi que de nombreux objets d’art dont un tableau alors célèbre : « L’Abbé de Rancé » peint par le non moins célèbre Hyacinthe Rigaud, dont tout le monde connaît le tableau de Louis XIV en costume de sacre qui va rappeler aux plus anciens le livre d’Histoire de France de leur Collège. Je vous l’offre en photo pour m’avoir suivi jusqu’ici et dans l’espoir que vous alliez jusqu’au bout :
La première fois que j’ai vu le tableau de l’Abbé de Rancé, c’était à l’Abbaye de Soligny-la-Trappe en Normandie. Bien des années après, en visitant l’ancienne bibliothèque de Carpentras, j’ai vu dans l’escalier le même tableau dont le conservateur d’alors m’assura que c’était un original. Aujourd’hui, vous pouvez le voir à l’Hôtel Dieu de Carpentras devenu Bibliothèque – pardon ! Médiathèque ! (c’est-à-dire disposant de tout le numérique connecté nécessaire au fonctionnement des cervelles actuelles) :
Deux originaux similaires ? Intrigué, je fis ma petite enquête en commençant par relire La Vie de Rancé par Chateaubriand qui, dans sa préface, précise qu’il l’a écrite à la demande expresse de son confesseur l’Abbé Seguin, grand admirateur des moines trappistes et né natif de Carpentras comme on dit à Lille... Serait-ce un début de piste ?
Dans le précédent Bloc-Notes, on a vu que Mgr d’Inguimbert avant de devenir Mgr était originaire lui aussi de Carpentras – tiens, tiens ! - et qu’il était entré en Italie chez les moines Cisterciens trappistes dont il était devenu l’Abbé sous le nom de Dom Malachie – on progresse… Grand admirateur de l’Abbé de Rancé qui fut le promoteur de la réforme des moines Cisterciens à la Trappe de Soligny, il écrivit une Vie de l’Abbé de Rancé… décidément, on avance... Le protecteur de Dom Malachie en Italie deviendra le Pape Grégoire XII qui le chargera de diriger sa bibliothèque : on avance, vous dis-je !
Puis le Pape, pour le remercier le nomme à l’évêché de Carpentras et lui donne en cadeau de départ notre fameux tableau de l’Abbé de Rancé, toujours aujourd’hui à l’Hôtel-Dieu de Carpentras. On avance à grands pas...
Sur ce, j’apprends que des tableaux de Rancé authentiques, il y en a pas mal : à la Trappe, à Carpentras, au château de Versailles, au château de Chantilly, à l’Abbaye de Cîteaux, à Aiguebelle, à Cheverny etc. : comment cela est-il possible ?
Le duc de Saint-Simon, le fameux mémorialiste de la Régence nous donne la clé de l’énigme : très ami avec l’Abbé de Rancé, il veut à tout prix en faire faire le portrait par le célèbre peintre Rigaud. L’Abbé refuse tout net : un Trappiste est un Trappiste ! Alors, ce madré de Saint-Simon lui rend visite en amenant avec lui le peintre qu’il fait passer pour un ami militaire qui ne veut pas dire un mot, car trop bègue… petite machination pour éviter qu’on ne le démasque. Et l’Abbé gobera cette histoire invraisemblable : Un roman vous dis-je ! Après chaque entretien auquel le peintre - en faux militaire bègue - assiste sans parler, mais en regardant de tous ses yeux, il court dans sa cellule pour en fixer les traits de quelques coups de pinceau sur son chevalet.
En trois jours, le portrait est achevé et Saint-Simon en sera quitte pour avouer la supercherie à l’Abbé furieux, mais le tableau est prêt. Le duc ravi du succès mondain que lui procure ce chef d’oeuvre, en fait faire par Hyacinthe plusieurs copies conformes et même diverses interprétations du visage ou du buste sur des formats plus petits pour les offrir en cadeaux. D’autres grands seigneurs font de même, ce qui explique le nombre « d’originaux » en circulation… Le tableau « original d’origine » reviendra à la Trappe après le mort du duc qui le dédicacera au revers de la toile. Le neveu du Pape Grégoire XII lors d’un séjour à Paris achète un « original copie » chez Hyancinthe – appelons-le par son prénom, car on le connaît bien maintenant – tableau que le Pape offrira à Dom Malachie – appelons-le aussi par son prénom pour ne pas faire de jaloux. Et la boucle des originaux est bouclée : une affaire rondement menée !
Voyons de plus près quelques originaux en commençant par « l’original-original » de la Trappe :
Le buste au château de Versailles :
L’original de Carpentras :
Le tableau vendu à Paris en 2010 :
Ne quittez pas ! Il reste encore une question : qui était donc ce fameux Abbé de Rancé ?
Armand, Jean Le Bouthillier de Rancé fils cadet d’une riche famille de robe bien introduite à la Cour, son parrain fut Richelieu – rien de moins ! À 11 ans, il était déjà abbé commendataire de 5 monastères, dont La Trappe… Beau, charmeur et distingué jeune homme, il entre dans les Ordres, fait de brillantes études. Il rencontre dans un salon la fameuse duchesse de Montbazon dont Tallemant des Réaux disait : « C’étoit une des plus belles personnes qu’on pût voir, et ce fut un grand ornement à la cour ; elle défaisoit toutes les autres au bal, et, au jugement des Polonois, au mariage de la princesse Marie, quoiqu’elle eût plus de trente-cinq ans, elle remporta encore le prix. » Elle passait - abusivement semble-t-il - pour n’avoir qu’une petite vertu… Sur ce thème glissant, le poète Louis de Neufgermain fit ce quatrain sur le duc de Saint-Simon que le menu peuple parisien surnommait le « ramoneur » à cause de ses poils et de sa laideur et qui passait pour amant de la belle :
« Un ramoneur nommé Simon
Lequel ramone haut et bas
A bien ramoné la maison
De Monseigneur de Montbazon »
On voit qu’il n’est nul besoin de réseaux sociaux pour médire de son prochain et que le XVIIe siècle de Rancé vaut bien notre XXIe
La belle duchesse introduit notre Abbé dans les Salons parisiens dont il devient la coqueluche… et il tombe amoureux de sa protectrice. Chateaubriand écrira délicieusement à ce sujet : « Madame de Montbazon fit l’objet de la passion de Rancé jusqu’au jour où il vit flotter un silice parmi les nuages de sa jeunesse. » L’Abbé mène alors une vie qu’il qualifiera de débauche… mais que Chateaubriand recadre à sa juste place : « toujours dans les festins, dans les compagnies, dans le jeu, le divertissement de la promenade ou de la chasse… »
La mort subite de la duchesse par la rougeole va le plonger dans la dépression : il y avait de quoi comme on va voir !
Lui rendant visite dans son château de campagne, il apprend en route qu’elle vient de mourir. Le château est désert, les domestiques effrayés se sont enfuis. Dans sa chambre, la duchesse repose déjà dans le méchant cercueil de sapin fourni par le menuisier du village… Comme la duchesse était très grande et le meuble trop court, le fossoyeur lui avait tranché la tête « afin de gagner la longueur du col » et l’avait posée sur la table de nuit. L’Abbé emporte la tête coupée et la gardera toute sa vie.
Le duc de Saint-Simon - grand ami de Rancé - confirmera cette histoire incroyable et précisera même que le crâne que l’on voit sur le fameux tableau de Rigaud posé sur la table de travail est bien celui de la duchesse ! Mais il dira que ce n’est pas le fossoyeur qui l’avait tranché, mais le médecin chargé de l’embaumement… et Chateaubriand préfèrera cette version médicalisée à celle du fossoyeur qui lui paraît trop gothique.
L’Abbé en fera une dépression de six ou sept ans dont il sortira par le haut, c’est-à-dire en se convertissant.
Il réalise alors sa fortune, entreprend de reconstruire La Trappe et de la réformer en y prenant lui-même l’habit. Pour se souvenir du tournant de sa vie, il fera peindre dans le cloître de la Trappe cette citation des Confessions de saint Augustin : « Retinebant nugae nugarum et vanitates vanitatum, antiquae amicae meae » « Les sottises des sottises et les vanités des vanités, mes anciennes amies, me retenaient… »
Sa réforme est des plus rude, même effrayante d’austérité aux yeux de beaucoup à l’époque... à ce point qu’il devra faire appel à la maréchaussée pour pouvoir entrer dans son abbaye et contraindre ses moines à vivre selon la règle. Il devient célèbre : les savants, les princes, les théologiens visitent l’Abbaye, correspondent avec lui. On le sollicite dans les nombreuses querelles théologiques du siècle… Bref, une célébrité… qui traverse le temps.
Mais Rancé est aujourd’hui une figure difficile à comprendre pour les cervelles de notre temps – même connectées et numérisées : c’est pour cela qu’il faut s’y arrêter un moment, prendre le temps de lire La Vie de Rancé par Chateaubriand… Prenez exemple sur Michel Onfray – cet athée qui brandit son athéisme comme une chaisière sa bannière de confrérie - M. Onfray donc, qui en 2017 relut Chateaubriand avec enthousiasme, le commenta et passa un jour et une nuit à La Trappe, suivant en cela Chateaubriand enquêtant sur les pas de Rancé : « J’allais à la Trappe pour lire Chateaubriand, c’est vrai ; mais aussi pour toucher du doigt l’expérience deux fois millénaire d’une vie... portée par la transcendance quand la mienne l’est par l’immanence.… » J’ai trouvé que le fait qu’Onfray prenne soin à tous les chapitres du récit de son escapade à la Trappe d’affirmer haut et fort qu’il est athée, montre à mon avis que l’on ne fréquente pas impunément Rancé ou Chateaubriand... à la place d’Onfray, je me méfierais… la conversion est peut-être déjà en embuscade au prochain tournant...
François-Marie Legoeuil
Si vous voulez lire ou relire la Vie de Rancé, cliquez sur le lien ci-dessous et vous pourrez le télécharger gratuitement depuis la Bibliothèque Nationale :