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Le rêve fracassé du cardinal : du tombeau immortel à l’étagère du musée

Né vers 1325 dans une famille de nobles du Beaujolais, Jean de la Grange entre chez les Bénédictins, devient un célèbre et brillant docteur en droit et connaît dès lors une rapide et brillante carrière : Abbé de Fécamp puis évêque d’Amiens, il participe aux négociations diplomatiques de traités de paix en Espagne, puis avec les Anglais. Le roi Charles V le nomme Président au Parlement, le prend comme ministre des Finances, puis comme chef de son Conseil. Il est élevé au cardinalat. Il a alors 50 ans et va partir pour Avignon où il va connaître une seconde carrière tout aussi brillante dans cette Histoire si compliquée qui fut celle du Grand Schisme.

Peu avant sa mort, il conçoit le projet de faire élever un tombeau grandiose dans sa cathédrale d’Amiens dont il continue à s’occuper… Mais, les voyages étant alors longs, fatigants et périlleux, il sait qu’il risque aussi de mourir à Avignon où il habite. Il entreprend donc de s’en faire construire un second dans l’église Saint-Martial d’Avignon qui vient d’être achevée… il décède la même année, il a 77 ans.

Dans son testament que nous détaille Jean Du Chesne en 1660 (Note1) le Cardinal précise que : « S’il venait à décéder en Avignon ou à une journée de la ville, son corps fut porté et déposé tout entier en l’église collégiale de Saint-Martial, où l’on ferait ses obsèques, après lesquelles son cadavre, serait mis en pièce, ses os portés secrètement à Amiens par l’ordre de Jean de Boisi évêque de cette cathédrale et de Jean Filheri évêque d’Apt, ses neveux, et le surplus demeurera à Saint-Martial, pour y être inhumé dans le sépulcre qu’il y aurait destiné. »

Eugène Müntz, conservateur de l’École des Beaux-Arts de Paris, venu à Avignon étudier les restes du tombeau en 1890 (Note 2), commente ainsi cette clause testamentaire : « La Grange eut une idée horrible, et qui montre ce qu’il y avait à la fois d’humilité et d’orgueil, de mysticisme et de réalisme dans les esprits du temps : il donna l’ordre de désosser, c’est le terme technique, son cadavre, et de garder le squelette à Avignon, tandis que les parties charnues seraient envoyées à Amiens, opération répugnante entre toutes et qui ferait reculer de dégoût plus d’un médecin légiste de notre temps… » Müntz rappelle que le terme Transi n’a pas ici le sens courant de celui qui a froid et qui grelotte, mais vient du latin Transitus : celui qui est "passé" dans l’autre monde...

Dans les années 1880, Eugène Mûntz, envoie la photographie du transi au célèbre neurologue Charcot à la Salpêtrière. (Note 2) Voici le commentaire du professeur : « ce morceau de sculpture vraiment remarquable nous montre le cadavre du cardinal, nu, étendu sur son linceul dont les plis sont ramenés sur l’une des cuisses. La mort est ancienne, et l’artiste a représenté avec beaucoup de vérité, et une science anatomique indiscutable, cette variété de putréfaction sèche dont nous parlions tout à l’heure. La face a subi de trop graves mutilations pour qu’il soit possible d’en parler ; on distingue parfaitement néanmoins la rétractation des tissus de l’œil au fond de l’orbite proéminent. Les muscles de tout le corps sont réduits de volume, et suivant les régions, s’appliquent sur le squelette ou forment des cordes saillantes. Le squelette se dessine sous la peau parcheminée, avec une grande précision anatomique. Nous signalerons, comme particulièrement bien observés les reliefs de la cage thoracique, la rétractation de l’abdomen, les saillies des os costaux, des rotules, des tibias, etc. »

Le tombeau d’Avignon restera jusqu’à sa démolition par les marteaux des révolutionnaires, la visite avignonnaise indispensable pour tout amateur d’Art.

En se basant sur un dessin du mausolée très précis du XVIIe siècle conservé à Rome et sur les travaux archéologiques qui avaient été réalisés en 1952 et en 1963 par Sylvain Gagnières, Anne Morganstern décrit ainsi le tombeau (Note 3) : « Entre ses pieds-droits, le monument se divisait en deux parties : le tombeau proprement dit, au-dessus, une série de cinq scènes. Le tombeau, à son tour, était divisé en trois parties : à la base, était allongée l’image du cadavre du défunt, que l’on appelle généralement le transi ; sur la dalle gisait l’effigie de La Grange en habits ecclésiastiques ; au-dessus courait une arcature sous laquelle étaient logés le Christ et les apôtres. Une large corniche, décorée de feuillage, séparait le tombeau des cinq registres supérieurs, où étaient représentées des scènes de la vie de la Vierge avec des personnages de trois quarts à grandeur nature. Les cinq niveaux supérieurs représentaient des scènes de la Vie de la Vierge : « Naissance de la Vierge, Annonciation, Nativité, Présentation au Temple, Couronnement de la Vierge. »

C’est tout en bas que gisait donc notre Transi, c’est-à-dire le cadavre du cardinal en décomposition dont le phylactère en latin nous donne la clé : « Nous sommes un spectacle pour le monde. Que grands et petits, par notre exemple, voient bien à quel état ils seront inexorablement réduits, quel que soit leur condition, leur sexe ou leur âge. Pourquoi donc, misérable, es-tu plein d’orgueil ? Tu es cendres et cendres tu retourneras, cadavre fétide, nourriture et pitance de vermine. » C’est l’illustration de l’avertissement de la Bible : tu es poussière et tu retourneras à la poussière…

Ce transi est aujourd’hui au musée du Petit Palais d’Avignon :
transi
Mais le voici peint par A. Bigand en 1823 dans les caves du musée Calvet (collection particulière) où il se trouvait alors. Le peintre étant un plaisantin, a peint aussi la chaise sur laquelle il avait déposé son chapeau de rapin, son parapluie et son écharpe :
bigand
Juste au-dessus du transi se trouvait le gisant du cardinal, en grande tenue de cardinal, avec une mitre d’évêque, du linge splendidement décoré, des colliers, des bagues. C’est le complément indispensable du transi «  poussière » : voilà la position illustre où t’avait placé la vanité humaine ! :
gisant
gisant
Et ensuite, au-dessus s’élevaient cinq autres registres traitant de la vie de la Vierge Marie auxquels participent les grands personnages que le cardinal avait servis à la Cour royale de Paris et qui ont été identifiés en 1952 par Pierre Pradel (Note 4) comme le visage du roi Charles VI présenté par saint Jacques :
charles VI
et le visage de son frère Louis d’Orléans présenté par un apôtre :
louis d'orléans
Si le registre du bas - le transi - était bien un « mémento mori » rappelant le spectateur à l’humilité, les six registres supérieurs, ceux que l’on voyait de partout, chantaient certes la gloire de la Vierge, mais aussi et surtout, chantaient le destin magnifique du cardinal Jean de la Grange entouré des rois et des princes qu’il avait fréquentés et servis. De l’humilité ? Oui, mais tout en bas, au ras du sol !

L’Histoire, la grande, la furieuse, mettra quatre siècles à rappeler notre cardinal à la modestie : en 1792, Saint-Martial sera livrée à la tourmente, le tombeau brisé à la masse, certains débris seront sauvegardés au musée et d’autres exhumés du sol jusque dans les années cinquante. Quant au tombeau d’Amiens, il sera démoli par les chanoines au XVIIIe.

Allez donc au musée du Petit Palais - celui d’Avignon - pour voir sur des présentoirs les restes encore éblouissants de ce tombeau. Et s’il vous reste un peu de temps et si votre humeur vous y incite, profitez de l’exemple sous vos yeux du rêve fracassé de notre magnifique cardinal, pour méditer le verset 19 du chapitre 3 de la Genèse : « Souviens-toi, homme, que tu es poussière et que tu redeviendras poussière » et pourquoi vous priver ? Ajoutez à vos réflexions la sentence amère de l’Ecclesiaste : « Vanitas, vanitatum et omnia vanitas ».

François-Marie Legœuil
Le 1er mars 2023

NOTES :

Note 1- Pour consulter ou télécharger à la Bibliothèque Nationale l’ouvrage de Jean Du Chesne (1660) : Histoire de Tous les Cardinaux François de Naissance ou qui ont esté promeus au Cardinalat tome1
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Note 2- Pour consulter l’ouvrage :
Le Mausolée du Cardinal De Lagrange à Avignon par Eugène Müntz (1890)
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Note 3- SFA Bulletin Monumental (1970) Quelques observations à propos de l’architecture du tombeau du cardinal Jean de La Grange par Anne Morganstern :
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Note 4- Pierre Pradel, Le visage inconnu de Louis d’Orléans, frère de Charles VI, in Revue des Arts, 1952 Cliquez ici

Note 5- Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France (1982) Communication de Mlle Baron sur le Tombeau du Cardinal de La Grange Observations et Découvertes :
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Blason du cardinal de La Grange :
blason

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