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1839, 18h Victor Hugo cherche un hôtel à Avignon

Le 26 septembre 1839 à 18 heures, Victor Hugo cherche une chambre à Avignon et nous raconte cette aventure :

« Si vous voulez conserver l’impression entière, si vous voulez emporter dans votre esprit, dans votre cœur peut-être, Avignon vierge et vénérée, si vous voulez qu’aucun sentiment moindre ne trouble en vous les hautes pensées qui sortent de la contemplation de cette ville, n’abordez pas, n’entrez pas dans Avignon, passez en toute hâte, descendez le Rhône, gagnez Beaucaire ou Marseille, une cité marchande quelconque, et de là retournez-vous vers Avignon pour l’admirer.
Si vous persistez, si vous oubliez cette importante vérité que le voyageur ne connaît jamais des mœurs d’une ville que leur côté hideux, l’hospitalité vendue, la domesticité momentanée et spoliatrice, l’auberge en un mot, et qu’il n’expérimente jamais la maison cordiale, gratuite, amicale et bienveillante, si vous voulez à toute force dormir, boire et manger dans cette cité-spectre qu’on appelle Avignon, si vous lui manquez de respect à ce point, voici ce qui vous arrivera, voici ce qui m’est arrivé.

Vous abordez, le bateau touche le quai, on jette la planche, vous prenez votre sac de nuit (je suppose que vous savez voyager et que vous ne vous embarrassez que d’un sac de nuit), vous donnez votre carte et vous sautez à terre. Vous êtes leste, joyeux, épanoui, vous regardez les ogives des tours, et vous n’avez pas même vu les horribles figures qui bordaient le quai et qui vous attendaient à votre descente. Vous voilà parmi elles cependant, elles vous entourent, elles vous tiraillent, elles vous assourdissent, et vous êtes bien obligé de vous apercevoir que vous êtes au milieu des portefaix d’Avignon.

Or, vous allez savoir ce que c’est que les portefaix d’Avignon.
Ce sont des espèces de géants mal taillés, laids, trapus, robustes, carrés, velus, odieux à voir. Ils s’emparent de vous, vous coudoient en tumulte et vous disent avec un affreux patois et un affreux sourire obligeant :
— Monsieur a-t-il du bagage ?
— Vous répondez innocemment oui, et vous montrez votre sac de nuit.
— Que ça ! répliquent les colosses charabia, c’est bon pour un vieillard ou pour un enfant. Et ils vous considèrent, vous et votre bissac, avec un inexprimable dédain.

Comme il est toujours désagréable de traverser une ville, sans savoir où l’on va, avec une sacoche sur l’épaule, vous attendez qu’un de ces drôles prenne votre bagage. Personne n’y touche. Vous cherchez des yeux un enfant ou un vieillard. Aucun ne se présente. Vous prenez votre parti, et vous décampez bravement par la ville cherchant un gîte, votre paquet sous le bras. À peine avez-vous fait trois pas qu’un des géants court à vous, vous arrache votre fardeau et se met à marcher devant vous. Vous le suivez.

En deux minutes il est à la porte d’un hôtel.
Si c’est l’hôtel du Palais-Royal, l’hôtelier vous examine de la tête aux pieds, reconnaît que vous avez une casquette sur la tête, des bottes poudreuses aux pieds, un sac de nuit pour tout bagage, juge d’un coup d’œil le gibier maigre et méprisable, et vous déclare qu’il n’a plus de chambre. Notez que son auberge est déserte. Si c’est l’hôtel de l’Europe, qui est en face, le maître vous admet et vous conduit silencieusement à une chambre quelconque.
Votre portefaix est toujours là. Il faut le payer. Il peut arriver que les innombrables pourboires de la journée aient épuisé votre monnaie et qu’il ne vous reste plus que des pièces d’or dans votre bourse. Vous vous tournez tout naturellement vers l’hôtelier avignonnais et vous dites en lui montrant le porte- balle avignonnais : Faites donner quinze sous à cet homme, ici la scène change. L’hôtelier vous regarde d’un air effaré et conclut de ces quatre petits mots que vous n’avez pas d’argent. Rien de grotesque comme un nuage de ce genre sur une figure d’aubergiste. Son œil va tour à tour avec anxiété de votre sac de nuit à vous, de vous à votre sac de nuit, et le stupide portefaix broche sur le tout. Comme vous avez faim, comme vous tenez à coucher quelque part, vous ne vous fâchez pas, vous tirez un napoléon de votre poche et vous dites à l’hôtelier : Changez-moi ceci. Un moment après, l’hôtelier revient avec la monnaie, rassuré et piteux. Alors vous prenez dans le tas quinze sous, et pour les trois chemises qu’il a portées et pour les trois pas qu’il a faits, vous les donnez au portefaix.
Ici autre péripétie. Le géant refuse.
— Ce n’est pas assez, dit-il.
Vous êtes légèrement surpris. Ah bah ! pensez-vous, c’est un sauvage qui ne connaît pas le prix de l’argent ; et vous lui donnez vingt sous.
— Il me faut trente sous, dit l’homme.

Je suis assez indifférent à l’endroit des pièces de trente sous, indifférent comme un millionnaire, indifférent comme un poëte, quoique je ne sois ni poëte ni millionnaire. Cependant je déclare qu’une pièce de trente sous m’a quelquefois donné de la colère pour toute ma vie. Je me souviendrai jusqu’à mon dernier jour de la pièce de trente sous d’Avignon.
Vous essayez quelques observations :
— Comment ! pour trois pas ! pour un paquet qui pèse trois livres ! Mais pour quinze sous un commissionnaire traverse tout Paris les crochets sur le dos ! mais, mon drôle, tu gagnes donc cinquante francs par jour ?
Le géant reste impassible.
— Nous sommes tous associés à Avignon, dit-il, et il me faut trente sous. Vous reprenez ;
— Mais si j’avais une malle ?
Il répond : — Ce serait trois francs.
Que faire ? vous colleter avec cet homme ? en référer à l’aubergiste ? faire appeler le commissaire de police ? Mais l’aubergiste et lui s’entendent ; ils partagent sans doute. Mais le commissaire de police vous fera perdre votre temps en niaiseries.
quasi judiciaires. Mais le combat avec l’homme serait inégal, et puis toute la repoussante cohue des porte-balles d’Avignon est là qui pullule sous les fenêtres. En tout cas ce serait beaucoup de bruit pour peu de chose.
L’homme continue de répéter :
Trente sous ! nous sommes tous associés.

Alors vous lui dites : — Donc vous êtes une bande, et vous lui donnez ses trente sous.

Mais vous êtes outré et indigné. La face sinistre et louche du portefaix vous remet d’étranges souvenirs en mémoire ; vous vous rappelez les sanglantes prouesses de cette populace d’Avignon, et, à propos d’un sac de nuit et d’une pièce de trente sous, vous voyez apparaître sous le plafond défoncé de l’auberge du Palais-Royal l’ombre pâle du maréchal Brune, et vous entendez ricaner Trestaillon.

Vous voyez bien qu’il aurait mieux valu ne pas entrer dans Avignon.
Un maraud qui réclame le double et le triple de ce qu’on lui doit, cela se voit partout ; mais je n’ai vu qu’à Avignon ce sordide portefaix local, avec son air fauve et violent, sa prunelle de renard et son rictus de tigre. On sent que ce lazzarone provençal ne porterait pas une malle pour trois francs, mais qu’il tuerait un homme pour deux sous.

Je ne veux pas être injuste envers cette noble ville. Avignon sans doute, pour ceux qui l’habitent, est plein de familles dignes, honnêtes, probes, hospitalières ; mais, pour le voyageur rapide qui ne peut prendre des choses que les aspects et les surfaces, Avignon n’a que deux physionomies bien distinctes. Par le haut c’est la ville des papes, par le bas c’est une caverne de brigands.
Maintenant il va sans dire que j’admets toutes les exceptions et toutes les restrictions. Je viens d’ailleurs de revoir la ville au clair de lune, plus belle et plus surprenante encore qu’au soleil couchant. Et puis l’air est chaud, le vent est doux, le ciel est bleu. »