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1661 : Racine descend le Rhône

En 1661, le jeune Racine se rend à Uzès, où il espérait obtenir un bénéfice ecclésiastique en comptant sur l’aide de son oncle maternel Antoine Sconin qui était vicaire général et official du diocèse. De Paris à Uzès, il voyage à cheval avec une dizaine d’autres voyageurs. À Lyon, il prend le coche d’eau et arrive en deux étapes, sans doute à Avignon d’où il prend la route d’Uzès d’où il va écrire à son ami La Fontaine, la lettre suivante :
Uzès, 11 novembre 1661,

J’ai bien vu du pays et j’ai bien voyagé
Depuis que de vos yeux les miens ont pris congé.

Mais tout cela ne m’a pas empêché de songer toujours autant à vous que je faisois lorsque nous nous voyions tous les jours.

Avant qu’une fièvre importune
Nous fit courir même fortune,
Et nous mît chacun en danger
De ne plus jamais voyager,

Je ne sais pas sous quelle constellation je vous écris présentement ; mais je vous assure que je n’ai point encore fait tant de vers depuis ma maladie : je croyois même en avoir tout-à-fait oublié le métier. Seroit-il possible que les Muses eussent plus d’empire en ce pays que sur les rives de la Seine ? Nous le reconnoîtrons dans la suite. Cependant je commencerai à vous dire en prose que mon voyage a été plus heureux que je ne pensois. Nous n’avons eu que deux heures de pluie jusqu’à Lyon. Notre compagnie étoit gaie et assez plaisante : il y avoit trois huguenots, un Anglois, deux Italiens, un conseiller du châtelet, deux secrétaires du roi, et deux de ses mousquetaires ; enfin nous étions au nombre de neuf ou dix. Je ne manquois pas tous les soirs de prendre le galop devant les autres pour aller retenir mon lit ; car j’avois fort bien retenu cela de M. Botreau, et je lui en suis infiniment obligé : ainsi j’ai toujours été bien couché ; et quand je suis arrivé à Lyon, je ne me suis senti non plus fatigué que si du quartier de Sainte-Geneviève j’avois été à celui de la rue Galande.
A Lyon je ne suis resté que deux jours, et je m’embarquai sur le Rhône avec deux mousquetaires de notre troupe, qui étoient du Pont-Saint-Esprit. Nous nous embarquâmes, il y a huit jours, dans un vaisseau tout neuf et bien couvert, que nous avions retenu exprès avec le meilleur patron du pays ; car il n’y a pas trop de sûreté de se mettre sur le Rhône qu’à bonnes enseignes : néanmoins, comme il n’avoit point plu du tout devers Lyon, le Rhône étant fort bas, il avoit perdu beaucoup de sa rapidité ordinaire.

On pouvoit sans difficulté
Voir ses naïades toutes nues,
Et qui, honteuses d’être vues,
Pour mieux cacher leur nudité
Cherchoient des places inconnues.
Ces nymphes sont de gros rochers,
Auteurs de mainte sépulture,
Et dont l’effroyable figure
Fait changer de visage aux plus hardis nochers.

Nous fûmes deux jours sur le Rhône, et nous couchâmes à Vienne et à Valence.
J’avois commencé dès Lyon à ne plus guère entendre le langage du pays, et à n’être plus intelligible moi-même[1]. Ce malheur s’accrut à Valence[2], et Dieu voulut qu’ayant demandé à une servante un pot de chambre, elle mît un réchaud sous mon lit. Vous pouvez vous imaginer les suites de cette maudite aventure, et ce qui peut arriver à un homme endormi qui se sert d’un réchaud dans ses nécessités de nuit. Mais c’est encore bien pis dans ce pays. Je vous jure que j’ai autant besoin d’un interprète, qu’un Moscovite en auroit besoin dans Paris. Néanmoins je commence à m’apercevoir que c’est un langage mêlé d’espagnol et d’italien ; et comme j’entends assez bien ces deux langues, j’y ai quelquefois recours pour entendre les autres et pour me faire entendre. Mais il arrive souvent que je perds toutes mes mesures, comme il arriva hier qu’ayant besoin de petits clous à broquette[3] pour ajuster ma chambre, j’envoyai le valet de mon oncle en ville, et lui dis de m’acheter deux ou trois cents de broquettes ; il m’apporta incontinent trois bottes d’allumettes. Jugez s’il y a sujet d’enrager en de semblables mal-entendus ; cela iroit à l’infini, si je voulois dire tous les inconvénients qui arrivent aux nouveaux venus en ce pays, comme moi.

Au reste, pour la situation d’Uzès, vous saurez qu’elle est sur une montagne fort haute, et cette montagne n’est qu’un rocher continuel, si bien que quelque temps qu’il fasse on peut aller à pied sec tout autour de la ville. Les campagnes qui l’environnent sont toutes couvertes d’oliviers , qui portent les plus belles olives du monde, mais bien trompeuses pourtant ; car j’y ai été attrapé moi-même. Je voulois en cueillir quelques-unes au premier olivier que je rencontrai, et je les mis dans ma bouche avec le plus grand appétit qu’on puisse avoir ; mais Dieu me préserve de sentir jamais une amertume pareille à celle que je sentis ! J’en eus la bouche toute perdue plus de quatre heures durant : et l’on m’a appris depuis qu’il fallait bien des lessives et des cérémonies pour rendre les olives douces comme on les mange. L’huile qu’on en tire sert ici de beurre, et j’appréhendois bien ce changement ; mais j’en ai goûté aujourd’hui dans les sauces, et, sans mentir, il n’y a rien de meilleur. On sent bien moins l’huile qu’on ne sentiroit le meilleur beurre de France. Mais c’est assez vous parler d’huile, et vous pourrez me reprocher, plus justement qu’on ne faisoit à un ancien orateur, que mes ouvrages sentent trop l’huile.

Il faut vous entretenir d’autres choses, ou plutôt remettre cela à un autre voyage, pour ne vous pas ennuyer. Je ne me saurois empêcher de vous dire un mot des beautés de cette province. On m’en avoit dit beaucoup de bien à Paris, mais, sans mentir, on ne m’en avoit encore rien dit au prix de ce qui en est et pour le nombre et pour l’excellence ; il n’y a pas une villageoise, pas une savetière, qui ne disputât de beauté avec les Fouillon et les Menneville[4]. Si le pays, de soi, avoit un peu de délicatesse, et que les rochers y fussent un peu moins fréquents, on le prendroit pour un vrai pays de Cythère. Toutes les femmes y sont éclatantes, et s’y ajustent d’une façon qui leur est la plus naturelle du monde. Et pour ce qui est de leur personne,
Color verus, corpus solidum et succi plenum[5].

Mais comme c’est la première chose dont on m’a dit de me donner de garde, je ne veux pas en parler davantage ; aussi-bien ce seroit profaner une maison de bénéficier[6] comme celle où je suis, que d’y faire de longs discours sur cette matière : Domus mea, domus orationis[7]. C’est pourquoi vous devez vous attendre que je ne vous en parlerai plus du tout. On m’a dit : soyez aveugle. Si je ne le puis être tout-à-fait, il faut du moins que je sois muet. Car, voyez-vous, il faut être régulier avec les réguliers[8], comme j’ai été loup avec vous, et avec les autres loups vos compères.
Adiousias

François-Marie Legœuil